No 89, février 2008
jeudi 28 février 2008
par ContrAtom

Ces dossiers qui restent à l’hombre des centrales nucléaires

La Loi fédérale sur la transparence dans l’administration (LTrans) est entrée en vigueur le 1er juillet 2006, obligeant nos autorités à communiquer concernant les activités de l’Etat. LTrans ou pas, bien des dossiers restent inaccessibles au public, regrettent des experts. En particulier, ceux de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN), particulièrement stratégique puisqu’il s’occupe du secteur nucléaire et des questions de sécurité liées à l’exploitation des centrales.

Gilles Labarthe / DATAS

Depuis bientôt une année et demie, les citoyens suisses peuvent tester les vertus de la loi fédérale sur la transparence dans l’administration (LTrans). Sur le principe, cette loi « garantit à toute personne le droit d’accéder aux documents des autorités fédérales ». Quelle est la portée de la LTrans sur l’accès aux informations concernant la sécurité dans le secteur nucléaire en Suisse ? Nulle, ou presque. C’est ce qu’affirmait avant même l’entrée en vigueur de la LTrans le 1er juillet 2006 un rapport d’expertise présenté en avril de la même année devant la Commission nationale française du débat public (1).
Ce rapport, réalisé conjointement par les centres d’étude CEPN et WISE-Paris, se proposait « d’analyser les procédures mises en place dans différents pays occidentaux sur l’accès à l’information sur la sécurité nucléaire ». Les auteurs rappellent que dans ce domaine, le principe de transparence devrait être la règle depuis plus de 20 ans, conformément à une Directive européenne du 27 juin 1985 (Directive EIA).
Les experts français ont identifié trois instances concernées par les questions nucléaires en Suisse, toutes rattachées à l’Office fédéral de l’énergie (OFEN, sous la tutelle du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication - DETEC). D’abord, la sous-section « énergie nucléaire » de la section « droit et sécurité » de l’OFEN. Ensuite, la Division principale de la sécurité des installations nucléaires (HSK, chargée de la surveillance et de l’expertise du secteur nucléaire). Enfin, la Commission fédérale de la sécurité des installations nucléaires (KSA, organe purement consultatif).
Ils ont passé en revue la longue liste des exceptions prévues par la LTrans et limitant l’accès aux informations. Notamment, le secret commercial, le secret d’affaires et le secret de fabrication. Le problème est qu’en Suisse, toute la chaîne du nucléaire se retrouve aujourd’hui entre les mains d’opérateurs privés, qu’il s’agisse des importateurs d’uranium, des constructeurs ou des exploitants de centrales nucléaires, des transporteurs de matières radioactives ou des sociétés chargées de la gestion des déchets.
Résultat : le citoyen suisse inquiet des conditions de sécurité et des risques pour l’environnement peut tout au plus avoir accès à des « principes fondamentaux concernant la protection physique ». Les experts français regrettent que seul un rapport de sûreté « général » (sans le détail des calculs) soit accessible au public. Ils expliquent que ces limitations d’accès sont très peu liées au secret-défense, rarement invoqué en Suisse : « le secret est essentiellement du secret de fabrication. Ainsi, par exemple, les contrats de retraitement (des déchets nucléaires suisses, ndlr) ne sont pas publics – il y a dix ans, les autorités fédérales ne les avaient pas non plus ». Dans le même esprit, les Fribourgeois qui habitent près de la centrale de Mühleberg n’obtiendront aucun document exhaustif sur les conditions réelles de sécurité de l’installation (lire ci-dessous) : les précisions concernant une installation spécifique sont classés « documents confidentiels ».
La LTrans a au moins le mérite de clarifier depuis juillet 2006 les règles du caviardage : « dans le cadre de la nouvelle loi, il est convenu avec HSK que les opérateurs devront envoyer les informations avec des secrets d’affaires ou de fabrication dans une annexe au document principal : cette annexe (…) ne sera pas accessible au public ». Une précaution redondante : la Loi nucléaire, qui prime sur la LTrans, prévoit déjà que les documents sur la protection physique des installations nucléaires et des transports des matières radioactives restent hors de portée des simples citoyens.
Un exemple : depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, la HSK a travaillé sur l’évaluation des risques associés à des chutes d’avions sur des installations nucléaires. Seul un résumé de cette étude a été rendu public en mars 2003. Le rapport intégral précisant la méthode d’évaluation utilisée, détaillant et chiffrant l’étendue de la catastrophe, est réservé exclusivement à la HSK. Il n’a même pas été transmis à la Commission fédérale de la sécurité des installations nucléaires : « l’administration a jugé que la Commission consultative auprès du gouvernement ne pouvait pas avoir accès à toutes ces informations ».
On pourra toujours se rassurer en se disant que la Suisse n’est pas une cible prioritaire pour les terroristes. « Il n’y a pas que les terroristes que posent problèmes : les avions peuvent aussi tomber tout seuls », remarque à Genève le porte-parole de Greenpeace-Suisse, Clément Tolusso, qui évoque le cas d’un petit appareil qui était tombé il y a plusieurs années « à quelques kilomètres d’une centrale nucléaire après son décollage à l’aéroport de Kloten-Zurich ».
Dans le périmètre de cet aéroport se trouvent en effet les centrales de Gösgen et Leibstadt. Ces dernières doivent en principe être construites de manière à résister à la chute accidentelle d’un avion de ligne. Les exploitants privés de ces centrales ont-ils prévu et actualisé des mesures de sécurité maximales, y compris contre la chute accidentelle des plus gros appareils ? Oui, assure la HSK. Non, s’inquiètent les militants écologistes, qui accusent les exploitants d’en faire le minimum pour limiter leurs frais de construction et de maintenance. A un expert demandant sur place, lors d’une visite des installations, si les centrales résisteraient vraiment à la chute d’un avion de ligne lancé pleins gaz par des terroristes, un responsable a éludé la question en répondant : « oui, s’il percute à une vitesse raisonnable ».

Nous n’en saurons pas plus. Quatre ans plus tard et malgré la LTrans, le rapport intégral est toujours classé « confidentiel », nous explique à Berne une responsable de l’OFEN, invoquant l’impératif de la « sécurité intérieure ». Sécurité intérieure ? Pour les citoyens inquiets des risques d’accidents nucléaires, le principe de la sécurité intérieure consisterait aussi à pouvoir enfin vérifier les informations sur les « points faibles » de nos centrales, pour obliger les opérateurs privés à y remédier au plus vite – ou à fermer boutique.

Gilles Labarthe / DATAS

(1) DROUET F., SCHNEIDER T. MARIGNAC Y., « Accès à l’information sur la sécurité nucléaire dans une sélection de pays occidentaux ». Rapport à la Commission Nationale du Débat Public, avril 2006, (CEPN-R-296). Rapport disponible sur le site :

www.cepn.asso.fr/fr/actual.html

Premières demandes d’information à l’OFEN

  • Depuis quelques mois, l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) a mis en ligne sur son site nombre de rapports et de documents. L’OFEN est aussi chargée de répondre aux demandes d’information qui lui parviendraient en vertu de la LTrans. En été 2007, un an après l’entrée en vigueur de la LTrans, elle n’en avait encore reçu qu’une seule. « Effectuée par un journaliste, elle concernait la liste des matériaux radioactifs détenus par la Suisse à l’étranger », nous répond à Berne la porte-parole Marianne Zuend (2). Fin novembre 2007, les questions sur le thème de la sécurité nucléaire reçues par l’OFEN se comptent toujours sur les doigts d’une main. Elles proviennent toutes de journalistes, principalement de l’agence de presse DATAS, qui a soumis plusieurs demandes d’accès à l’information, et posé les questions suivantes à l’OFEN :

Peut-on avoir accès à l’intégralité du rapport de la HSK sur les risques encourus en cas de chute d’un avion sur une centrale nucléaire en Suisse ?

  • La LTrans n’étant pas rétroactive, le document en question ne tombe pas sous cette loi. Même s’il avait été établi après le 1er juillet 2006, ce rapport resterait confidentiel car il présente les « points faibles » des centrales (en matière de sécurité, ndlr) et pourrait être utilisé par des terroristes.

Quelles sont les sociétés suisses privées autorisées par la Confédération à effectuer des importations et réexportations d’uranium en Suisse ?

  • Les importations autorisées font l’objet à chaque fois d’une autorisation qui est établie à destination d’une entreprise pour un voyage en particulier. Les renseignements demandés ont un caractère trop précis et ne peuvent donc être divulgués dans la mesure où ils sont couverts par le secret d’affaire.

Quel est le volume de ces importations d’uranium en Suisse depuis juillet 2006 ?

  • Un document qui totaliserait les importations d’uranium n’existe pas. En revanche, différents documents dénombrent les volumes importés en fonction de chaque entreprise pour un voyage en particulier. Cependant, de tels renseignements, couverts par le secret d’affaire, ne sauraient être divulgués.

Depuis l’entrée en vigueur de la LTrans, les procès verbaux des séances de la Commission franco-suisse de sûreté nucléaire et de radioprotection sont publics et disponibles sur demande. Peut-on obtenir les procès verbaux de la 17e conférence annuelle de la CFS, qui s’est déroulée à Paris en été 2006 ?

  • Le procès verbal de la dernière séance n’a pas encore été adopté par les membres de la CFS. Donc, ce document n’a pas atteint son stade définitif d’élaboration et n’est pas encore disponible.

Propos recueillis par Gilles Labarthe / DATAS

(2) Pour la première fois, l’OFEN vient en effet de rendre cette liste publique le 29 mai 2007. Elle dévoile que le total des “matières nucléaires en mains suisses en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne, en Suède et aux Etats-Unis” s’élevait en décembre 2006 à 1366 tonnes d’uranium naturel, 131 tonnes d’uranium faiblement enrichi et 183 tonnes d’uranium issu du retraitement.

La centrale de Mühleberg, blindée de secrets

Les organisations écologistes ont-elles profité de la Loi suisse sur la transparence pour accéder à des documents fédéraux concernant le domaine nucléaire ? « Franchement, j’en doute un peu », répond Clément Tolusso, porte-parole de Greenpeace Suisse à Genève. Il faudrait déjà avoir connaissance de l’entrée en vigueur de cette loi. Au siège de Zurich, son collègue Léo Scherrer confirme que l’organisation « n’a pas encore utilisé la législation, mais qu’elle prévoit bien de le faire ». L’avenir dira alors dans quelle mesure cette loi, bardée d’exceptions, pourra aider à en savoir plus sur l’exploitation de la centrale de Mühleberg, confiée à l’opérateur privé Forces motrices bernoises (FMB Energie SA), société anonyme dont le canton de Berne était actionnaire majoritaire. Le permis d’exploitation était jusqu’ici établi pour des durées déterminées. FMB cherche aujourd’hui à obtenir un permis illimité dans le temps. La procédure en cours semble peu claire pour les ONG de défense de l’environnement. Tout comme les normes de sécurité et de surveillance appliquées pour et par cette centrale.
Ces normes de sécurité ont déjà fait couler beaucoup d’encre. En 2002, le rapport annuel de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) épinglait les exploitants de Mühleberg. « La centrale ne résisterait pas à une secousse sismique, le personnel est mal formé et la priorité donnée à la maîtrise des coûts d’exploitation se fait au détriment des travaux pour augmenter la sécurité », résume le réseau romand Sortir du nucléaire.
La centrale de Mühleberg a aussi mobilisé ces dernières années l’attention de l’avocat fribourgeois Rainer Weibel et du WWF. Les fissures alarmantes observées dans le manteau du coeur de la centrale ont fait l’objet de dizaines d’interventions parlementaires depuis la fin des années 1990, sans que la situation n’évolue. Faut-il confier un contrat d’exploitation illimité sur cette vieille centrale (mise en fonction en 1972 et aujourd’hui qualifiée de « pourrie » par certains ingénieurs) à une société anonyme accusée de défaillances par l’AIEA ? C’est bien ce qu’espère la direction de FMB, qui conteste le diagnostic à son encontre et affirme : « La sûreté de l’exploitation de la centrale nucléaire de Mühleberg, qui fait l’objet de contrôles réguliers, n’est pas mise en cause, ce qui a été confirmé à plusieurs reprises ces dernières années par des instances tant nationales qu’internationales ». Le site de Mühleberg reste blindé de secrets.

Gilles Labarthe / DATAS

Les gouvernements, juge et partie du secret nucléaire

L’ampleur du risque posé par les centrales nucléaires en fait un secteur où le secret est à la fois indispensable et dangereux. Une étude du Département fédéral de protection de la population (étude Katanos) résumait en 1995 l’étendue des dégâts en cas de catastrophe dans une centrale nucléaire suisse : 100 000 personnes irradiées, 20 000 km2 de territoire contaminé à évacuer (soit la moitié du pays), 4350 milliards de francs de dégâts. Etant donné le risque encouru, divulguer les points faibles de la protection des centrales serait un cadeau fait aux terroristes potentiels. Malgré la neutralité proverbiale du pays, ce risque n’est pas nul : des dirigeants du monde entier se rendent régulièrement à Genève et à Davos notamment. Ils constituent une cible de choix pour des attaques.
En même temps, et pour les mêmes raisons de sécurité, les citoyens ont un droit objectif à questionner sans limites les exploitants des centrales nucléaires pour connaître leurs conditions de sécurité. Cela est d’autant plus légitime que la population est régulièrement conduite à se prononcer par votation sur l’avenir du nucléaire. L’accès à l’information est donc le nerf de la guerre, en Suisse comme en France. Dans l’Hexagone, en février 2006, la Commission nationale du débat public – réunissant le géant de l’énergie française, EDF, des représentants du ministère français de l’Industrie et des ONG anti-nucléaire – a tenté de résoudre le noeud de l’information au public. Les intervenants ont recommandé de réduire l’éventail des documents précédemment classés « secret commercial » et de permettre à des « experts indépendants mandatés par des organismes reconnus, d’avoir accès aux dossiers des opérateurs ». Par contre, les documents classés « secret-défense » concernant l’état de protection des centrales contre la chute intentionnelle d’avions seraient interdits d’accès. Dans sa réponse, le premier ministre d’alors, Dominique de Villepin, soulignait que « les impératifs de protection contre les actes de terrorisme (...) s’imposent à tous, il est à ce titre totalement légitime de s’opposer à la divulgation de toute information susceptible d’en faciliter l’exécution ». En bref, le nucléaire exige d’accorder une confiance absolue aux institutions qui sont à la fois juge et partie. La survie de l’industrie nucléaire est à ce prix.

Philippe de Rougemont / DATAS

Lobbying et manipulation d’informations

Tandis que les instances de surveillance et de sécurité de la Confédération rattachées à l’Office fédéral de l’énergie (OFEN) se montrent très discrètes, les partisans du nucléaire sont passés à la vitesse supérieure. Joint à Lutry, dans le canton de Vaud, le physicien et député des Verts Christian van Singer, met en garde : « Le lobby nucléaire suisse a engagé depuis 2006, avec l’argent de nos factures d’électricité, des pros de la communication : Burson-Marsteller. Cette multinationale américaine a travaillé pour le dictateur chilien Augusto Pinochet, pour la junte militaire argentine. Elle travaille pour l’administration Bush empêtrée en Irak, et en Suisse ces quinze dernières années pour promouvoir les biotechnologies et le génie génétique. »
L’activité de Burson-Marsteller en Suisse ne date pas d’hier. Ses liens avec des fonctionnaires fédéraux non plus. La firme américaine, qui a des filiales à Zurich, Berne et depuis octobre 2006 à Genève, avait enrôlé pour sa direction suisse Lorenz Hess, député UDC et actuel président de l’association des communes bernoises. Ce dernier occupait jusque-là le poste de chef du service d’information de l’Office fédéral de la santé publique. Les bureaux bernois du cabinet de relations publiques Burson-Marsteller abritent aujourd’hui le Forum nucléaire suisse (FNS), ex-Association suisse pour l’énergie atomique – ou ASPEA. Comme le souligne Susan Boos, rédactrice de la Wochenzeitung, le « lobby FNS » regroupe de nombreux salariés des centrales nucléaires, mais aussi des professeurs et des politiciens. La liste des membres de juin 2006 mentionne notamment la conseillère fédérale Doris Leuthard. Parmi les membres collectifs figurent les grandes entreprises du secteur de l’électricité, des assurances (Winterthur, Suva), mais aussi des organes publics comme l’Office fédéral de l’énergie ou le Secrétariat d’Etat à l’éducation et à la recherche. Le poids du lobby nucléaire à Berne peut expliquer le silence de l’OFEN concernant les risques liés aux centrales nucléaires. D’autant que certains experts des instances de surveillance et de sécurité de la Confédération ont été auparavant salariés des opérateurs privés de centrales nucléaires. « Les liens sont très proches, ce sont souvent les mêmes personnes qui passent d’une fonction à l’autre », remarque Christian van Singer. Exemple : parmi les douze nouveaux membres qui viennent d’être nommés le 17 octobre 2007 par le Conseil fédéral à la tête des instances nationales en matière de sécurité nucléaire pour la période 2008 à 2011, on trouve Urs Weidmann, ancien responsable de la sécurité des centrales nucléaires chez Axpo Holding SA, fournisseur d’électricité numéro 1 en Suisse qui exploite les centrales de Beznau et Leibstadt. Urs Weidmann a aussi été nouvellement nommé à la direction de la centrale de Beznau, avec un entrée en fonction dès le 1er janvier 2008… Sabrine von Stockar, de la Fondation suisse de l’énergie (SES), s’inquiète de la présence d’un personnage ayant des liens aussi étroits avec l’industrie nucléaire, car elle remet fondamentalement en question l’indépendance de la nouvelle commission par rapport aux intérêts du privé. De même, relève-t-elle, la chaire de Horst-Michael Prasser, membre du Conseil de l’IFSN et professeur en systèmes d’énergie nucléaire à l’EPFZ, est financée par Axpo.

Un directeur de centrale et un professeur, dont les recherches sont financées par le privé… les instances fédérales en matière de sécurité nucléaire seront-elles en mesure d’effectuer leur mandat avec objectivité ?

Gilles Labarthe et Lucie Dupertuis / DATAS